Les traces du Temps (À mon amie Lisa)

In Δοκίμιο by mandragoras

 

 

Le temps n’ est pas en mesure d’ effacer des souvenirs, des personnes, des événements du passé qui, tous ensemble, comme une grille de mots croisés complexe et compliquée, constituent le passé de l’ individu, sa propre vie.

Les objets personnels des proches du défunt, outre leur ancienne valeur pratique, ont désormais un pouvoir magique, aussi; ils ont une valeur émotionnelle, ils continuent à exister toujours en tant que points de référence et de mémoire des personnes disparues. L’ observation d’ un simple objet ravive la présence précédente de ces dernières-ci. Soudain, il y a le bruit sourd et magique des pas fatigués et la respiration profonde de la femme, autrefois dynamique, courbée par le temps et par une grave maladie. En plus, d’ une manière mystérieuse, les odeurs dues aux habitudes simples, quotidiennes et chères de cette femme-ci émergent; un café chaud, une pâtisserie fraîchement cuite à la vapeur.

Pourtant, les gens –souvent, séduits par l’ attrait du luxe artificiel de la société occidentale moderne– sont souvent très prompts à rejeter leur propre passé. Un phénomène courant de cette mentalité consiste à se débarrasser d’ objets anciens qui, selon eux, n’ ont plus leur place dans leur vie. De cette façon-ci, ils renient leur propre passé. C’ est comme s’ ils se sentent inférieurs à cause de cette origine. Comme s’ ils veulent exorciser le passé, en espérant en vain à un avenir plus prometteur. En fait, ils nient leur propre existence. Ils se comportent comme des marionnettes mécaniques, chargées d’ effacer leur passé. Cependant, même la destruction de ces simples objets n’ est pas en mesure d’ effacer les personnes qui ont encadré, qui ont contribué à la genèse du passé individuel. Peu à peu, comme des sirènes cauchemardesques, ces figures reviennent, en réclamant de rédemption; leur place dans la vie terrestre d’ autrefois. Il suffit un simple son, une odeur caractéristique, un lieu que des visages familiers fréquentaient, où ils passaient, même précipitamment, pour qu’ ils réapparaissent dans notre mémoire.

Peut-être, le Temps parvient-il enfin à estomper, à altérer sensiblement ces formes-ci, les événements eux-mêmes, qui apparaissent timidement, faiblement dans la mémoire humaine. Mais rien n’ est capable de les effacer complètement. L’inconscient de l’individu y est favorable, puisque tout le passé revient mentalement sans qu’ il le veuille, mais de façon si vivante qu’ il donne l’ illusion du présent.

À l’ ère de la vanité et de l’ illusion absolue, les citoyens modernes recherchent le bonheur dans le luxe d’ une ville en béton, élaborée et esthétiquement soignée. Le prétendu confort promet une vie plus agréable dans les murs étroits d’ un appartement. Ainsi, les gens cherchent à se débarrasser de tout ce qui constitue leur ancienne vie. C’est ainsi que de vieilles maisons unifamiliales centenaires sont sacrifiées sur l’autel de l’ habitat moderne, le plus souvent, par les héritiers légaux des propriétaires décédés. D’ un moment à l’ autre, elles sont démolies sans pitié, avec l’aide de la technologie, sur l’ ordre de leurs nouveaux propriétaires ambitieux. Et avec elles, le microcosme –qui les entourait et leur donnait vie– s’ effondre également; les jardins fleuris remplis d’ oiseaux, qui déclaraient leur présence chaque jour, en rappelant –de cette manière-ci– aux citoyens aliénés le changement des saisons; les balcons usés par le temps, qui –malgré les dégâts– persistent patiemment et revendiquent leur place permanente, décorés de fleurs en couleurs d’ une autre époque. Les rideaux blancs en dentelle –signe d’ une culture plus ancienne, aujourd’ hui considérée comme dépassée par les plus jeunes– qui, bien qu’ ils aient jauni et perdu leur éclat et leur beauté d’ antan, restent pourtant les gardiens fidèles des secrets de famille, des joies, des malheurs et des bouleversements des anciens résidents. Enfin, les objets utilitaires, les meubles défraîchis –preuve évidente de la situation économique et de l’esthétique dominante des anciens propriétaires– usés, mais toujours fixés dans la même position; celle que les anciens résidents leur avaient donnée.

Les ombres des résidents morts, volontairement emprisonnées dans leur ancienne demeure terrestre, sont horrifiées par la progression de ce parcours-ci.

Soudain, tout devient terreux, aplati; une masse informe, amorphe, ne ressemblant en rien à son ancienne gloire. Des objets, des fleurs, des couleurs, des odeurs, assemblés sans ordre ni logique, attendent patiemment la fin de l’histoire, en vivant un état cauchemardesque, une période d’ hibernation.

Les ombres des morts errent sans but dans la nuit, essayant de donner un sens à cette catastrophe-ci. Les oiseaux, bouleversés, se réfugient ailleurs, dans un abri temporaire et proche, en oubliant leur joyeux gazouillis quotidien.

En peu de temps, après la fin de la procédure des contrôles techniques, un groupe de personnes inconnues apparaît et entreprend la transformation complète du paysage. Un entrepreneur en bâtiment enlève tous les matériaux de rebut, sans aucun souci ni compassion. Au bout de quelques mois, le paysage a été complètement modifié et un immeuble imposant et insensible aspire à accueillir le bonheur et la paix de nombreux residents; des personnes qui, généralement, n’ ont aucun lien familial ou amical; des personnes qui ont décidé par convention de continuer à vivre là, jusqu’ à la fin de leurs jours.

Mais cette tour, ce géant sans visage, n’ est pas capable d’ apporter le vrai bonheur. Les résidents y vivent confinés, éloignés de tout élément physique, avec la compagnie exclusive d’ appareils technologiques avancés; d’ un ordinateur ou d’ une télévision en couleurs brillante, des appareils qui les conduisent progressivement à la léthargie mentale et les enferment dans une vie artificielle. Le contact humain et la solidarité ont été oubliés et tout ce qui les intéresse, c’ est d’ améliorer leurs conditions de vie. Le passé a été délibérément effacé et le présent exacerbe le sentiment du cycle futile et prédéterminé de l’existence humaine. Le passage au lieu de travail succède mathématiquement au séjour dans la maison-prison moderne, comme les rouages d’ une machine qui exécute sans cesse la même commande.

Au fil des années, le seul rêve de ces otages incarcérés semble d’ être de se retirer de leur travail; leur retraite, qui apparaît comme une oasis, une bouffée d’ air frais au milieu de leur long et pénible parcours. C’ est alors que se fonde leur illusion absolue. C’ est la revanche du titan démoniaque, du Temps insidieux, qui –bien qu’ il ait été le compagnon quotidien des hommes– ne montre aucun signe de solidarité, mais au contraire, les conduit méthodiquement à la décadence et à la mort. C’ est à ce moment que beaucoup d’ hommes sortent du sommeil, tentant un retour tardif vers le passé. Ils réalisent alors la futilité de leurs actions. Une vie gâchée dans des rôles conformistes, dénués de sens, sur la scène d’ un théâtre de l’absurde; dans des normes artificielles, complètement aliénées, sans substance, sans joies réelles; une construction artificielle qui ne sert que les partisans du système de la société occidentale moderne. Un paradis terrestre perdu, un “Temps perdu” (selon l’introducteur de la théorie de l’Absurde, Albert Camus) qui s’ est irrémédiablement évanoui et qu’ il n’ est plus possible de retrouver. Une illusion, une véritable tromperie. La seule solution est, bien sûr, de changer l’ attitude des individus et de vivre au présent, en accord avec les principes de la nature (simplicité, vérité, solidarité, amitié).

Et juste vers la fin du cycle de la vie humaine, les souvenirs du passé (expulsés par les hommes) reviennent et tentent de les rassurer, d’ équilibrer en vain ce vide-ci.

En fin de compte, le Temps, après avoir laissé sa marque indélébile, en causant des dommages irréparables à l’ apparence extérieure, mais surtout, au monde intérieur des hommes, se révèle néanmoins faible face à la puissance de la Mémoire; un adversaire de taille qui, après être resté –par la volonté des hommes– pendant un certain temps dans un état d’ inactivité totale, revient triomphalement et se renforce face à l’ Oubli aplatissant et au Temps nihiliste.

Et c’ est précisément ce résultat qui constitue une petite victoire, une justice partielle de tous les vaincus et marginalisés temporaires (objets et morts) par les résidents vivants, dans la mesure où ils continuent d’exister mentalement en tant que présences, grâce au pouvoir de la Mémoire et d’ errer comme des ombres dans le nouvel édifice qui est maintenant restauré; il perd sa gloire du passé.

Valentini Kambatza